Luc en Lozère (Occitanie)

Venant du Cheylard l'Evêque et longeant l'Allier depuis Luc (Lozère) par les chemins, Robert Louis Stevenson se dirige vers l'Abbaye Notre Dame des Neiges (Ardèche).

 

De Luc à l'Abbaye Notre Dame des Neiges avec Stevenson

De Luc à l'Abbaye Notre Dame des Neiges avec Stevenson

Château de Luc en LozèreComment on peut avoir envie de visiter Luc ou Le Cheylard l'Evêque, voilà plus que mon esprit fort inventif ne sait imaginer. Quant à moi, je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L'important est de bouger, d'éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants. Hélas! tandis que nous avançons dans l'existence et sommes plus préoccupés de nos petits égoïsmes, même un jour de congé est une chose qui requiert de la peine. Toutefois, un ballot à maintenir sur un bât contre un coup de vent venu du nord glacial n'est point une activité de qualité, mais elle n'en contribue pas moins à occuper et à former le caractère. Et lorsque le présent montre tant d'exigences, qui peut se soucier du futur ?

Je débouchai enfin au-dessus de l'Allier. Il serait difficile d'imaginer perspective moins attrayante à cette époque de l'année. Des coteaux en pente élevaient un cirque fermé alternant ici bois et champs, et, là, dressant des pics tour à tour chauves ou chevelus de pins. L'atmosphère était d'un bout à l'autre noire et cendreuse et cette couleur aboutissait à un point dans les ruines du château de Luc qui s'éleva insolent sous mes pieds, portant à son pinacle une immense statue blanche de Notre-Dame. Elle pesait, je l'appris avec intérêt, cinquante quintaux, et devait être consacrée le 6 octobre.

A travers ce site désolé coulait l'Allier et un affluent de volume quasi égal qui descendait le rejoindre à travers une large vallée nue du Vivarais. Le temps s'était un peu éclairci et les nuages groupés en escadrons, mais le vent farouche les bousculait encore à travers le ciel et distribuait sur la scène d'immenses éclaboussures disloquées d'ombre et de lumière.

Luc lui-même se compose d'une double rangée éparse d'habitations resserrées entre une montagne et une rivière. Il n'offre aux regards ni beauté ni le moindre trait notable, sinon l'antique château qui le surplombe avec ses cinquante quintaux de Madone tout battant neufs. Mais l'auberge était propre et spacieuse. La cuisine avec ses beaux lits compartimentés tendus de rideaux en toile nette; l'immense cheminée de pierre, son manteau de quatre mètres de longueur, tout garni de lanternes et de statuettes religieuses, son appareil de coffres et ses deux horloges à tic-tac, formait le véritable modèle de ce que devrait être une cuisine - une cuisine de mélodrame à souhait pour bandits et gentilshommes travestis.

4 De Luc à l'Abbaye Notre Dame des Neiges avec Stevenson

Et la scène n'était pas déshonorée par l'hôtelière, une vieille femme, ombre silencieuse et digne, vêtue et coiffée de noir comme une nonne. Même le dortoir commun avait son caractère original avec ses tables longues et ses bancs de bois blanc, où cinquante convives auraient pu dîner, disposés comme pour une fête de la moisson, et ses trois lits compartimentés le long de la muraille. Dans l'un d'eux, couché sur la paille et recouvert par une paire de nappes, j ai fait pénitence une nuit entière, le corps en chair de poule et claquant des dents. Et j'ai soupiré, de temps à autre, lorsque je m'éveillais, après mon sac en peau de mouton et l'orée de quelque grand bois sous le vent.

3 De Luc à l'Abbaye Notre Dame des Neiges avec Stevenson

Le lendemain matin (jeudi 26 septembre) je pris la route avec un nouvel arrangement. Le sac ne fut plus plié en deux, mais suspendu de toute sa longueur à la selle, saucisson vert de six pieds long avec une touffe de laine bleue qui dépassait à l'une ou l'autre des extrémités.

C’était plus pittoresque, cela ménageait la bourrique et, ainsi que je m’en aperçus bientôt, assurait la stabilité, qu’il vente ou non. Mais ce ne fut pas sans appréhension que je m’y résolus. Quoique j’eusse fait emplette à cet effet d’une corde neuve et tout disposé aussi solidement que j’en étais capable, j’étais pourtant méfiant et inquiet que les flancs ne s’aillent détacher et éparpiller mes biens le long de la ligne de marche.

Ma route remontait la vallée chauve de la rivière longeant les confins de Vivarais et Gévaudan. Les monts du Gévaudan sur la droite étaient encore plus nus, si l’on peut dire, que ceux du Vivarais sur la gauche. Les premiers avaient un privilège de taillis rabougris qui croissaient épais dans les gorges et mouraient par buissons isolés sur les versants et les cimes. De sombres rectangles de sapins étaient plaqués çà et là sur les deux côtés.

Une voie ferrée courait parallèle à la rivière. Unique tronçon de chemin de fer du Gévaudan quoiqu’il y ait plusieurs projets sur pied et que des études topographiques aient été entreprises et même, m’a-t-on assuré, qu’eût été déterminé l’emplacement d’une gare prête à être construite à Mende. Une année ou deux encore et ce sera un autre monde. Le désert est assiégé. Désormais quelques Languedociens peuvent traduire en patois le sonnet de Wordsworth: “Montagnes et vallons et torrents, entendez-vous ce coup de sifflet ?

Dans une localité nommée La Bastide, on me conseilla d’abandonner le cours de la rivière et de suivre une route qui grimpait sur la gauche parmi les monts du Vivarais, l’Ardèche moderne. Car j’étais maintenant parvenu au petit chemin menant à mon étrange destination : le couvent des Trappistes de Notre-Dame des Neiges.

Le soleil parut comme je quittais le couvert d’un bois de pins et je découvris tout à coup un joli site sauvage au sud. De hautes montagnes rocheuses, aussi bleues que du saphir, fermaient l’horizon. Entre elles s’étageaient rangées sur rangées, des montagnes couvertes de bruyères et rocailleuses, le soleil étincelant sur les veines du roc, le taillis envahissant les ravins, aussi âpre qu’au jour de la création. Il n’y avait point apparence de la main de l’homme dans le paysage entier et, en vérité, pas trace de son passage, sauf là où une génération après une génération, avait cheminé dans d’étroits sentiers tortueux pénétrant sous les bouleaux et en sortant, en haut et en bas des versants qu’ils sillonnaient.

Les brouillards, qui m’avaient cerné jusqu’alors, s’étaient maintenant résorbés en nuages et ils fuyaient en vitesse et brillaient avec éclat au soleil. Je respirai longuement. Il était délicieux d’arriver, après si longtemps sur un théâtre de quelque charme pour le cœur humain. J’avoue aimer une forme précise là où mes regards se posent et si les paysages se vendaient comme les images de mon enfance, un penny en noir, et quatre sous en couleur, je donnerais bien quatre sous chaque jour de ma vie. Mais si l’aspect des choses s’était mieux développé au sud, c’était toujours désolation et inclémence à deux pas de moi.

Une croix à trépied au faîte de chaque mont indiquait le voisinage d’un établissement religieux. À un quart de mille au-delà, la perspective sur le sud s’élargissait et devenait plus accentuée de pas en pas ; une blanche statue de la Vierge au coin d’une jeune plantation dirigeait le voyageur vers Notre Dame des Neiges. Ici, j’obliquai donc sur la gauche et poursuivis ma route, poussant devant moi mon baudet séculier et au craquement de mes souliers et de mes guêtres laïques, vers l’asile du silence. Je n’avais pas progressé bien loin que le vent m’apportait le tintement d’une cloche et je ne sais comment je ne saurais qu’à peine dire pourquoi, mon cœur, à ce bruit, se serra dans ma poitrine.

J’ai rarement éprouvé plus d’angoisse sincère qu’en approchant ce monastère de Notre Dame des Neiges. Est-ce d’avoir reçu une éducation protestante ? Et soudain, à un tournant, une crainte m’envahit de la tête aux pieds - crainte superstitieuse, crainte d’esclave. Bien que ne cessant d’avancer, je continuais pourtant avec lenteur, comme un homme qui aurait franchi, sans y prêter attention, une frontière et s’égayerait au pays de la mort.

Là, en effet sur une étroite route nouvellement ouverte, entre les pins adolescents, il y avait un moine médiéval se démenant avec une brouettée d’herbe. Tous les dimanches de mon enfance, j’avais l’habitude de feuilleter Les Ermites de Marco Sadeler, estampes passionnantes, emplies de bois et de champs et de paysages médiévaux aussi larges qu’un comté pour l’imagination qui y vagabondait ! Et c’était là sans doute un des héros de Sadeler. Il était enrobé de blanc comme un fantôme et le capuchon, retombé sur son dos dans son effort à pousser la brouette, découvrait un crâne aussi chauve et jaune qu’une tête de mort. Il aurait pu avoir été enterré quelque temps voici mille ans et toutes les parcelles de vie de son être réduites en poussière et brisées au contact de la herse d’un cultivateur. J’avais en outre l’esprit troublé par l’étiquette.

Devais-je adresser la parole à quelqu’un qui avait fait vœu de silence ? Évidemment non ! Toutefois, m’approchant, j’ôtai ma casquette devant lui avec une déférence superstitieuse, issue du fond des siècles. Il me fit un léger salut en retour et cordialement s’adressa à moi. Est-ce que je me rendais au couvent ? Qui étais-je ? Un Anglais ? Ah ! un Irlandais, alors ? - Non, dis-je, un Écossais. Un Écossais ? Ah ! il n’avait jamais vu d’Écossais auparavant. Et il m’examina de haut en bas, sa bonne grosse figure honnête avivée d’intérêt, comme un gamin pourrait regarder un lion ou un caïman.

De lui j’appris avec déplaisir que je ne pourrais être reçu à Notre-Dame des Neiges. Peut-être y pourrais-je faire un repas, mais c’était tout. Et alors, comme notre conversation continuait, et qu’il découvrait que je n’étais pas un colporteur, mais un homme de lettres qui dessinait des paysages et se proposait d’écrire un livre, il modifia sa manière de voir quant à ma réception (car j’ai peur qu’on ait égard aux personnes de qualité même dans un couvent de trappistes). Il me dit que je devais demander le Père Prieur, et lui exposer mon cas sans réserve.

Sur nouvelles réflexions, il décida de descendre lui-même avec moi. Il pensait qu’il pourrait s’arranger au mieux en ma faveur. Pourrait-il dire que j’étais un géographe ? Non. Je pensais, dans l’intérêt de la vérité, qu’il ne le pouvait vraiment pas. - Très bien ! alors (avec contrariété) un auteur ?

Il apparut qu’il avait été au séminaire en même temps que six Irlandais, tous prêtres depuis longtemps, qui recevaient des journaux et le tenaient au courant de la situation des affaires ecclésiastiques en Angleterre. Il s’informa avec empressement du Dr Posey pour la conversion de qui le brave homme avait continué, depuis toujours, de prier soir et matin. Je pensais qu’il était très près de la vérité, dit-il. Et il y parviendra finalement. Il y a beaucoup d’efficacité dans la prière. De Voyage avec un âne dans les Cévennes par Robert Louis Stevenson.

 

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