Quittant Le Monastier sur Gazeille pour Goudet (Haute-Loire) par le Chemin Stevenson GR®70, Eric Poindron se laisse emporter par le récit de l'écrivain écossais. |
Un touriste de mon genre était jusqu'alors chose inouïe dans cette région. Stevenson
Le 22 septembre 1878, Stevenson quitte Le Monastier sur Gazeille. La ville entière l'accompagne. Bien qu'étonnés par son projet excentrique, les paysans, les dentellières, les connaissances l'encouragent. Aux aurores, on s'empresse comme on le ferait au départ d'un navire. Dès l'aube, le père Adam, propriétaire de l'ânesse Modestine, a bu l'eau-de-vie qui scelle la vente de l'animal. Il encaisse les soixante-cinq francs que lui rapporte la bête gris souris. Discret, Stevenson ne précise pas s'il a trinqué avec son homme d'affaires mais nous pouvons lui faire confiance. Le voilà paré, il a fait fabriquer à son intention un sac de couchage qui, le jour, lui servira à transporter son paquetage : des vêtements dont un paletot marin, une lanterne et une lampe à alcool, quelques provisions dont une bouteille de beaujolais, du pain blanc et bis et des livres, entres autres. Quand Stevenson s'échappe, ses états d'âme cabriolent...
Les gens du Monastier sur Gazeille, de toutes nuances d'opinion politique, s'accordèrent pour me prédire maintes mésaventures grotesques et me menacer de mort subite dans des conditions extravagantes. Le froid, les loups, les voleurs, et surtout les mauvais tours de la nuit, étaient évoqués chaque jour avec force complaisance. Et cependant, dans leurs vaticinations, ils oubliaient le véritable, l'évident danger. Comme Chrétien, c'est de mon bagage que je souffris en chemin.
Chrétien, le héros biblique du Pèlerin, de Bunyan, est du voyage. Un des livres préférés de Stevenson, un sens au voyage. L'ouvrage date du XVIIe siècle et on le trouve dans tous les foyers anglais. Lecture pour les enfants récalcitrants, dogme ou presque pour les adultes protestants. Avec la Bible, c'est l'ouvrage moral destiné à la famille. Comme Chrétien, c'est de mon bagage que je souffris en chemin... Dans le texte anglais il est question de pack, et certains traducteurs y voient le fardeau. A chacun son avis et sa traduction... Qui se cache derrière bagage, fardeau ou pack ? Fanny, papa, la carrière ? Le bagage personnel est parfois si pesant qu'il faut une ânesse courageuse et discrète pour le porter.
Toujours la brume sur les crêtes du Velay et la pluie fine,
virevoltante, qui contrarie notre départ. L'aubergiste m'offre un second café et
une tartine de miel.
Vous êtes en voyage. A pied, c'est ça ?
Non, nous ne sommes pas reporters. Oui, nous possédons un âne
qu'il n'a pas vu. Oui, nous voulons prendre le départ aujourd'hui même si la
météo menace...
Cet été encore, j'ai eu des Anglais, des Australiens, des Néo-Zélandais qui ont fait le voyage. J'attends des Japonais pour l'année prochaine. J'ai même eu un journaliste qui s'est fait livrer un âne au Monastier sur Gazeille pour refaire le voyage dans des conditions historiques...
Si l'hôtelier avait pu mettre un H majuscule à historique il
l'aurait fait. Que signifie refaire le voyage ? On fait un voyage tout court,
comme le pèlerin, le muletier ou celui qui marche. Quand on emprunte une route
pour la première fois, on ne refait rien. On avance faute de mieux. On marche
sur des traces et on en sème d'autres. Pour celui à venir. Aujourd'hui Stevenson
aurait voyagé sans âne. Les jours de pluie, il aurait fait du stop !
Alors pourquoi avez-vous un âne?
Question de bon coeur...
Au mémorial Stevenson, on vend des affiches mais pas de livres. Ni au musée, ni ailleurs. Au première étage de la mairie,-dans le vieux centre roman du Monastier sur Gazeille, les jeunes filles aperçues la veille au gîte tentent de déchiffrer les articles punaisés sur des panneaux de bois. Des articles en anglais consacrés à Stevenson. Elles déchiffrent et répondent sans passion à un questionnaire photocopié par le professeur.
Qu'est-ce que ça veut dire donkey; comment traduit-on « constructeur de phare »; où se trouvent les îles Samoa; pourquoi était-il si maigre ?
Sur les murs, d'autres articles célèbrent le centenaire de la mort de l'Écossais. 1850-1894. Tel écrivain reçoit à la mairie la médaille de la ville, tel autre invite les journalistes des télévisions régionales à réaliser un sujet sur la dernière dentellière encore elle(s)...
Et les jeunes filles notent, s'ennuient et notent encore. A en croire les photos, tous les écrivains ou prou ont suivi Stevenson. Ils prennent la pose avec âne et bagage. Pour moi, ceux qui s'abstiennent de faire croire ont peut-être fait le voyage plus que les autres - ceux des photos. Jacques Lacarrière qui, à Sacy, m'en a parlé avec simplicité. En cheminant du Nord au Sud, il est passé à côté, et pourtant, quel voyage son Chemin faisant ! Gilles Lapouge, collectionneur de mirages, qui l'évoque avec malice sans jamais rien faire croire. Michel Le Bris enfin, compagnon de Stevenson et chercheur de trésors, celui qui sait presque tout sur notre sujet, l'a avoué sans gêne : il n'a pas fait le voyage. Qu'importé, il a retrouvé l'île au trésor, il a vu la Porte d'or. Et davantage encore. Un jour, à Paris, il m'a dédicacé L'Homme aux semelles de vent, un de ces livres qui vous empoignent et vous décident. Il écrit : « Et quand je pense que moi je n'ai jamais fait entièrement le voyage dans les Cévennes. » Ce sont eux les voyageurs, pas les voyageurs de commerce. S'ils le permettent, humblement, je ferai le voyage en leur compagnie, un peu pour eux...
Au café des Amis, quelques amis bavardent et s'échauffent. Ils sirotent des petits vins trois étoiles, racontent la foire aux chevaux, le marché de la veille, le mauvais temps. La semaine passée, c'était le banquet des « anciens », chacun peut s'y asseoir où il veut et reprendre deux fois de la terrine de campagne...
Nuages énervés et bourrasque. Tant pis, allons-y vau-vent... Nous sommes le 18 septembre. C'est le quatrième jour de marche et le premier dans les pas de Stevenson. Dehors, pas le moindre conducteur des Ponts et Chaussées, pas de père Adam... Seulement les Saintes Vierges muettes qui, peut-être, nous encouragent... Dans le doute, merci, mes divines.
Loin des villes...
Ce matin, deux fourmis guidées par un âne se déplacent à pas
lents. Une pénitence ? Jacques Lacarrière remarquait que Stevenson ressemblait
aux bouddhistes qu'il n'avait pas lus. « Il plie comme un bambou, vous verrez. »
II me revient la sagesse sibylline de Ryokan, celui que l'on surnommait le moine
fou. « Vous voulez savoir quelle distance j'ai parcourue / regardez mes pieds
couvert de cicatrice. » C'est le sort de chacun sur la pente, vissé au sol par
de grosses chaussures. Les ailes broyées par les bretelles du sac à dos. Aucune
parole durant l'escalade livré à moi-même, comme diraient des parents.
Quand mon compagnon guide Noée, je reste en retrait et ferme la route. Quand, au contraire, c'est moi qui tiens les rênes, celui qui m'accompagne progresse à grande allure. Loin devant. Au faîte de l'horizon. Ombre chinoise. La voie caillouteuse, étroite et ocre oblige à l'effort. Je m'allège. Les rats des champs nous encouragent. Ainsi s'organise le pèlerinage panthéiste, sinueux, imprévisible et léger. Jusqu'au bout...
Une échappée qui emprunte toutes les directions, galope en tous sens. C'est affaire d'appétit. La journée, nous avalons les kilomètres, et la nuit, nous gobons les étoiles. Une clôture, un ru, un rayon de soleil, une biquette. Une odeur de feuilles mouillées... L'eau ravine sous nos pieds en filets scintillants. Les feuillus larges et touffus s'écartent et deviennent des ogives de cathédrale. Les feuilles aux couleurs subtiles sont des vitraux incassables, verveine, absinthe, jade. Habile, l'ânesse se faufile à travers la forêt malgré la largeur du bât. La pierre est rude, il faut trouver ses marques, s'en servir comme d'un appui, faire attention à ses prises. Nous marchons en regardant nos pieds quand certains croient que voyager, c'est regarder au loin. Seule Noée relève la tête. Elle évite les ruisselets, posant ça et là un sabot délicat et précis...
Je marche... A chaque foulée, Le Monastier-sur-Gazeille rapetisse, redevient point sur la carte. L'aventure, c'est droit devant et, paradoxe de poète, c'est demain et c'était hier... J'ai tous les âges. Je suis un petit enfant au côté de son grand-père dans des campagnes floues. Je suis un enfant avec son père dans la forêt sombre ou sur les plages bretonnes, désertes, les nuits de lune pâle. Je suis un adolescent qui enjambe les coteaux de vignes enneigés et hurle son insoumission aux arbres bruns et attentifs; je suis un autre adolescent dans les rues de Paris. Je suis un père au milieu des vaches qui marche pour son fils. Je marche avec mon fils. Je suis celui qui ne sera jamais adulte et qui marche pour devenir un errant. Nous posons les sacs pour souffler avant de repartir à l'assaut des cimes clairsemées. J'apprends à m'asseoir à côté du temps pour mieux le sentir entre mes mains.
La Gazeille apparaît lumineuse, petite rivière enjouée, drapée d'un frimas de septembre, avant d'entrer dans la forêt de Malaval. Je dédie cette journée aux mille vaches qui nous accompagnent depuis Le Villeret, à ce chien roux et à cette chèvre noire, couple étrange accourant pour nous lécher la main à la sortie du Monastier sur Gazeille. Le chemin sous les arbres. Nous pénétrons dans la forêt... Quelqu'un fredonne. J'entends Buson, le Japonais. Le poète. « Chemin sur la lande d'automne / Derrière moi quelqu'un / Me suit. »
C'est le début du voyage et la fin d'une saison. L'été encore, presque l'automne. Il suffit de tendre l'oreille pour entendre les petites voix... Des pas et des mots mélangés, fugitifs comme les ruisseaux indolents. Buson le haikiste chuchote à nouveau : « La rivière d'été / Passée à gué, quel bonheur / Savates à la main. »
Au sommet, Le Monastier sur Gazeille minuscule, les arêtes saillantes aux alentours. Les volcans ont disparu. Pèlerinage à travers les vallées profondes, l'herbe grasse et le ciel toujours gris, tourmenté. Immense... Le vent se lève, pique le front. Les jambes se chauffent. Le journal de route s'écrit avec les fessiers et les tendons distendus. Les crachats raclés valent bien des souvenirs. La sueur, c'est l'encre du stylo à plume. Naguère, je marchais sans l'envie de raconter. Je souriais aux rencontres, me laissant bercer par un aimable quotidien. Ce matin, ce froid matin, je cherche à raconter et devine les difficultés qui me guettent... Que doit-on noter dans un carnet pour se rapprocher du pays des sables? Quand j'observe avec attention, mes yeux s'accrochent au vide. L'horizon prend la fuite. Le plateau ressemble à une lande écossaise. Autour de nous, il n'y a pas la moindre chapelle, pas de fleurs sur le sol, plus d'arbres. Juste quelques ruminants au loin. Et le rien. Un rien indéfinissable. Peuple du Yémen, dois-je te raconter le rien ? Je m'arrête, laissant la tête du cortège disparaître en direction des premières vaches. J'écoute le vent. Le rien résonne dans cette Haute-Loire, tour à tour désert, prairie insaisissable, crête de solitude...
Courmarcès, Saint-Martin-de-Fugères, hameaux déserts que nous traversons d'un pas franc. Les chiens couinent dans une indifférence générale et vertueuse. Notre cortège s'aventure... Les portes s'entrouvrent, se referment. A notre passage, oies, poulets et dindons s'approchent des grillages. On nous observe. Quand l'un d'entre eux caquette ou glougloute, Noée lui répond. Concerto pour ânesse et orchestre à plumes. Nous réservons les premières loges. Impossible de suivre le chemin. Les eaux de pluie ont fait leur nid dans les ornières.
Sous le regard étonné des charolaises, nous ouvrons une clôture. L'ânesse ne se braque pas, elle ignore les vaches et impose de nouveau le rythme - lent - de la marche. Nous pataugeons dans les boues grasses. Noée jette des regards de mépris à l'attention des vaches qui nous chargent par simple ennui. « Doucement, doucement les filles, on est du pays », et les vaches s'arrêtent. Nous avalons les faux plats comme d'autres des faux cols. Mille mètres au-dessus du niveau de la mer, à peine, et les jambes battent de l'aile. La pluie incessante mouille les vêtements solides et détrempe les carcasses. Il faut du coeur et de la vigilance pour conserver l'entrain du matin. Les plateaux venteux et dénudés incitent à la mélancolie... Revient l'enfance, les échecs qui nous poursuivent. Où sont les amours disparues? Nous pleurons nos morts.
Depuis le départ, mon compagnon respecte le voeu de silence, alors je chantonne pour chasser le spleen qui menace. « Emmène-moi, mon coeur est triste et j'ai mal aux pieds. Emmène-moi, je ne veux plus voyager», par Graeme Allwright, le chanteur de mon enfance. Souvenir de feux de camp. Mon compagnon s'arrête pour observer la carte et cracher. Il scrute le terrain, inspecte le ciel et reprend la route. Noée l'imite.
Faut-il suivre le chemin de grande randonnée 70, le GR 70 ou Chemin Stevenson ? Le Stevenson, comme on le surnomme? Ou emprunter le vrai chemin, désormais goudronné ou enfoui sous les herbes sages? Devons-nous choisir les sentiers anonymes, offerts à nos foulées hasardeuses, frémissantes? Je n'ai aucun devoir, aucune dette, juste des envies et des manques. En cent vingt ans, les routes ont changé, nous ne sommes pas dupes.
Nous ne faisons pas une grande randonnée, mais un grand voyage. Messieurs du tourisme, tracez-nous un GV et nous nous chargerons de le numéroter. Encore une comptine de route... Il court, il court l'Écossais... Il est passé par ici, il repassera par là... Alors, au juste, où est-il passé, le voyageur arlésien ? Aménagé, balisé, parsemé de jolis points de vue, de monuments historiques et de curiosités régionales, le chemin officiel est un peu trop officiel. C'est le chemin du centenaire, célébration oblige.
Le bon touriste cherche des étoiles le nez dans les guides quand le bon sauvage peut se contenter de lever les yeux. Comme Marie et Joseph, le bébé et l'âne, fions-nous à la bonne étoile. Oublions le chemin imposé, dénichons des traverses, des sentiers enfouis sous les herbes. Qu'importé les petits signes blanc et rouge peints sur les arbres ou sur les pierres : le seul guide qui vaille, c'est Stevenson. Quand il nous indique, nous suivons; quand il se tait, nous imaginons... Une clarté nouvelle, un calvaire famélique peuvent indiquer la bonne direction. Que le chemin soit recouvert de chiendent ou d'ivraie, de goudron ou de gravillons bruns, c'est égal. Il demeure des propositions de cavales. Des échappées. Rien ne sert de pister les pas de l'autre, il suffit de marcher à ses côtés. Un voyage n'est ni plaisant ni plaisance. Je quête le soleil s'il se présente et j'accepte l'ennui, l'insécurité, l'inattendu. J'aime à me perdre, et que les loups poursuivent les diligences ne m'effraie guère. J'aime à me perdre et m'oppose au droit chemin. Tiens-toi droit, tiens la rampe ou tu vas tomber ! Dès l'enfance on nous rebat les oreilles avec de justes consignes, on nous offre des montres et des bons points pour bonne conduite. Et puis il y a l'école, les camps de scouts où on nous désoriente avec méthode... A chacun de trouver l'autoroute. A l'heure des bilans, beaucoup d'automobilistes, peu de Petit Poucet et de Pinocchio.
Il est une fois un garçon qui arpente le Velay en compagnie d'une ânesse. Le garçon marche dans les prés parce qu'il fuit les villes, collectionne les îles - avec ou sans trésor -, les histoires de trains, les mappemondes. Syndrome de Peter Pan : il refuse de grandir. Très à la mode. Dans mon enfance, lorsque je me perdais, j'ai souvent entendu : « Il n'a pas de parents cet enfant ?»
La vieille dame ou le vieux monsieur accompagnaient chaque fois la question d'un sourire rassurant et gêné. Ce jour encore, nous sommes perdus, quelque part entre Massif central et l'Orient. Où sont nos parents? Pensent-ils à leurs enfants mouillés? Espèrent-ils une carte postale? Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Plus de danger, les hommes ont tué les derniers loups...
Quand j'ai annoncé à mon père que je quittais la Champagne, il a souri en silence. Il n'espère rien. Son fils ne sera jamais un adulte. Le père cherche pour le fils un chemin. Le fils trouve pour le fils un bon chemin. J'aime toutes les pistes sans balises, sans parkings, loin des vues panoramiques. J'aime les chemins défoncés, tristes et mystérieux. J'aime changer d'allure et rebrousser ledit chemin. J'ai peur qu'on m'enferme dans un bureau mais ne crains pas la forêt quand il fait sombre. Les chouettes sont mes complices et qui, comme Stevenson, ne s'oblige jamais, cherche des tangentes pour dérider sa vie, peut devenir en un instant mon ami.
Goudet...
Alors les gars, ça patauge? ...
Le facteur dans sa voiture jaune est notre première rencontre
depuis ce matin... Plus proche du Poney Express que de la Poste française... Il
faut en faire des kilomètres pour porter à l'Auvergnat des champs des plis frais
et des factures.
Comment elle s'appelle, la belle? :
Noée...
C'est pas courant mais ça lui va bien...
C'est encore loin, le Goudet? -
Une demi-heure, mais vous ne trouverez rien ! C'est devenu
un village de vacances.
Les gourdes sont vides. Apprentis âniers, apprentis
marcheurs, apprentis buveurs. Plus prévoyante que ses maîtres, Noée s'est
désaltérée à l'abreuvoir de Courmarcès... Elle se contente de pencher la tête en
signe de compassion.
En contrebas du plateau vert et gras, le village s'étale, niché dans une cuvette en bord de Loire. Les nuages s'en retournent et le soleil revient, les premiers rayons depuis trois jours. Lors de la sinueuse descente, le coeur est à l'ouvrage. Il est quatorze heures, les villageois font la sieste. Entretenus par des retraités actifs, les massifs floraux donnent à l'ensemble l'allure d'une corbeille de géraniums. Beaucoup de résidences secondaires à première vue. Un Francilien 91, Essonne répond à peine aux questions.
Trouver une table, un café chaud et un peu de pain, c'est pas grand-chose, mais la vie du village lui importe peu et notre curiosité le retarde. Il brique avec soin, au chiffon sec, une grosse automobile déjà rutilante... Un village entretenu comme une ville d'eau. La Loire s'y ébat, claire et déliée. Goudet, ses eaux, ses habitants portés absents, ses volets fermés. Un village empaillé. Dans la rue principale, un saint homme au sourire goguenard, devinant notre fringale, tend le doigt sans un mot. Direction, la maison de « Nénette » restauratrice à ses heures, à quelques sabots d'ici.
Entrez, entrez, débarrassez-vous!
Nénette, l'hôtesse au visage souriant, semblable aux petites
pommes tièdes que l'on cuit au four ou à la cendre, reçoit en cuisine. Dans la
salle de restaurant, la table est dressée mais les convives ont depuis peu
rangé les cannes à pêche et les vélos tout-terrain, direction les bureaux.
Les couverts sont prêts pour les vacances de la
Toussaint, comme ça c'est fait... »
Sur la vieille gazinière, le café patiente. Monsieur Armand,
le mari de la patronne, sert la bière en signe de bienvenue. C'est, en
bouteille, la météo souriante qui manquait à cette première matinée. Nénette
sort la terrine de campagne. « Maison ! » Elle s'empare d'une miche et en sépare
plusieurs belles tranches, son mari l'imite. Armé d'un couteau effilé, il coupe
de fins bouts de cornichons, les tend à la patronne. Elle tranche avec franchise
dans la terrine et glisse, scrupuleuse, les cornichons dans le gros pain.
Cérémonie synchronisée, ordonnée.
Dans la
cour, l'ânesse s'apprête aussi à déjeuner. Le museau dans l'herbe, elle compose
son repas. Derrière la porte vitrée, un chat noir, sa compagne rousse et leurs
quatre chatons, deux noirs, deux roux, surveillent le déjeuner de campagne.
Mastication silencieuse. Le couple observe la collation avec une certaine
satisfaction. A la dernière bouchée, Nénette sert un café assez pâle, puis
replonge son nez au-dessus du fumigateur qu'elle a dû quitter à notre arrivée.
Ses questions deviennent caverneuses.
Vous arrivez du Monastier sur Gazeille ?
Nous lui parlons de la route, des villages déserts, de la
pluie persistante ou folle, de la morosité du Monastier.
Mais c'est depuis longtemps comme ça, en dehors de l'église
romane et du château, il n'y a rien... Déjà du temps de Stevenson.
C'est elle qui a prononcé le nom.
Pourquoi est-il resté, alors ?...
Qu'est-ce que vous croyez, c'était à cause des
dentellières... Il avait une fréquentation...
Elle sort un nez rougi du fumigateur et sourit.
Ici tout le monde le sait, c'était pas le dernier. Ça
revient dans les conversations.
Armand, qui s'est avachi dans un vieux fauteuil réservé à cet
usage, acquiesce d'un râle... Nénette propose un second café. Vendu de bon
coeur...
Il ne nous aimait pas tellement, vous savez - c'est elle
qui cette fois ne prononce pas son nom , il disait qu'on n'était pas propres...
Il devait pas l'être plus que nous...
Vous êtes sévère.
Vous trouvez?
Nénette se lève, traverse la cuisine, ouvre une soupière poussiéreuse et sort Le Livre. Une vieille édition cornée, semblable à celle prêtée par Merklen. Elle agite et tape plusieurs fois dessus du revers de sa main libre.
S'il l'a écrit, c'est qu'il le pensait-Elle s'apprête à
lire. Armand se réveille d'un bond pour suivre la joute... Il pousse le
perfectionnisme jusqu'à ajuster sur le bout de son nez - qu'il porte imposant -
ses lunettes demi-lune. Son homme en place, Nénette fixe un chapitre, un oeil sur
l'ouvrage et l'autre sur nos personnes. Silence. Début de la lecture. Elle
cherche en vain à dénicher une veulerie sur son village. Rien. Elle
persiste, convaincue que décrire les paysans, c'est un peu s'en moquer. Enfin,
elle admet qu'il parle des moutons. Pas des humains.
Vous trouvez ça gentil?
Quand il parle des habitants du Goudet, il en donne une
image sympathique, il dit qu'ils passent leur temps à boire et à jurer.
Vous trouvez ça bien... C'est un compliment pour vous?
Difficile d'excuser Stevenson et d'expliquer à Nénette que l'affirmation n'est pas bien méchante. Stevenson était avocat, à lui de se défendre.
Elle cite enfin un journaliste anglais du Rôdeur Digest, comme elle dit, qui l'année passée avait tenu des propos semblables...
Il ne connaissait même pas l'histoire. En plus, il a réussi à se perdre
entre Le Monastier sur Gazeille et ici. Faut le faire ! Et son âne qu'en faisait qu'à sa
tête... Elle change de sujet, pose le livre, regarde par la fenêtre.
Après tout faut pas nous accabler. On est une quarantaine
ici. Beaucoup de vieux. Drôle de village.
Trop l'été et pas assez en ce moment. On est plus de six cents pendant la saison ! Beaucoup d'enfants et des pêcheurs dans la Loire... Grâce à Stevenson, on voit un peu de monde hors saison. Des fous comme vous... Hier, sous la pluie, il y en avait quatre, des Belges, sans âne. L'année dernière, ils ont fait le Cantal. Sinon, c'est mort. Ici, le travail c'est plus rien.
On
a la retraite, c'est tout. Il y a des aides, mais il n'y a
plus de vie. Vous l'avez vue, la belle terre avant la
descente, avant la ferme de Prémajoux, sur la crête ?
Une belle terre brune... Nénette rectifie.
Elle n'est pas brune, elle est rouge. Ici elle est noire,
mais elle n'est pas bonne...
Armand se lève et tend son imposant nez en direction du
jardin.
Ici pour que ça pousse faudrait de la pluie tous les jours
et puis de l'entrain. De toute façon, c'est trop tard.
Avant de les quitter, nous leur souhaitons de la pluie.
Beaucoup de pluie et de l'entrain.
Sur le perron, Nénette lâche un dernier mot.
N'allez pas croire que j'en pense du mal une fois encore,
elle ne prononce pas le nom , parce que quand même, il nous fait un tout petit
peu vivre. A part Le Puy en Velay, je n'ai pas beaucoup voyagé. Grâce à lui, c'est le
monde qui est venu. Ce n'est pas rien...
Ainsi, nous faisons partie du Monde. Lourde charge. par Eric Poindron. Extrait de "Belles étoiles" Avec Stevenson
dans les Cévennes, collection Gulliver, dirigée par Michel Le Bris,
Flammarion.
Ancien hôtel de villégiature avec un grand jardin au bord de l'Allier, L'Etoile Maison d'hôtes se situe à La Bastide-Puylaurent entre la Lozère, l'Ardèche et les Cévennes dans les montagnes du Sud de la France. Au croisement des GR®7, GR®70 Chemin Stevenson, GR®72, GR®700 Voie Régordane (St Gilles), Cévenol, GR®470 Sources et Gorges de l'Allier, Montagne Ardéchoise, Margeride et des randonnées en étoile à la journée. Idéal pour un séjour de détente.
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